Il y a des jours où j’aurais bien aimé avoir une fille : pour lui faire des tresses, pour lui acheter de belles robes, ou tout simplement pour échapper aux soirées de coupe du monde de football. Cette année, c’est la Russie qui reçoit l’événement. On aurait pu dessiner des matriochkas, mais non, avec un mari et quatre garçons, on regarde le foot. Au début, c’est-à-dire avant le match, nous sommes encore une famille. Grâce aux vues aériennes sur la Russie, on révise la géographie : comment s’appelle le fleuve qui traverse Moscou ? Et où se situe la ville de Kazan ? Ah, Saint-Pétersbourg ! Mais je crois que je commence à perdre mon équipage… Puis, il y a les hymnes, ce moment solennel avant la tempête, où un silence monacal s’installe dans la maison. Même le chat s’arrête de ronronner sur mes genoux. Exception faite pour les matchs de l’équipe de France : dans ce dernier cas, on se lève, on chante et puis on se rassoit l’œil humide. Ensuite, l’arbitre siffle le coup d’envoi et, à ce moment-là, je sais que je les ai définitivement perdus, sauf comme nous le verrons plus tard, quand la déshydratation s’annonce. Je dois avouer que je suis moi-même assez perdue tant mon ignorance est grande en matière footballistique : je sais que les matchs de poule n’ont rien à voir avec la volaille, mais j’ignore toujours ce qu’est un hors-jeu. Dans ces conditions, vous comprendrez qu’il m’est difficile de saisir les commentaires de haute volée sur les aspects techniques du match. Mais comme j’ai le sens de la famille et que je suis fair-play, je propose à ces messieurs de leur faire l'honneur de ma féminine présence en restant assise auprès d’eux, non sans agrémenter le match de commentaires subtils, lesquels sont plus ou moins bien perçus. En voici quelques exemples : - « Vous ne trouvez pas que Ronaldo a maigri ? - Ce coach a vraiment une sale tête, je n’aimerais pas déjeuner en face de lui. - Dites, ce croate, ce ne serait pas le cousin de David Guetta ? Ils ont le même nez. - En plus, sa coupe de cheveux est du plus mauvais goût. - Barbe et tatouages, c’est pas un peu « too much » ? - Quand je pense qu’Adil Rami est en couple avec Pamela Anderson… » Ou bien encore, au bout de dix minutes de match : « Au fait, ils sont en quelle couleur déjà les anglais ? » Je sais être exaspérante. Mais eux aussi : - « Maman, tu pourrais aller me chercher une glace, s’il te plait ? - Chérie, si tu te lèves, peux-tu en profiter pour me rapporter une bière ? » Le foot, c’est l’enfer. Avant, nous étions une famille et j’aimais la Russie. Mais maintenant que la FIFA est passée par-là, j’aurais presque envie de revoir la cérémonie de mariage du Prince Harry ou bien un épisode des reines du shopping en replay. Presque. Juillet 2018
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J’aime tenter des expériences culinaires, repousser toujours plus loin les limites de ma connaissance de cette belle galaxie nommée gastronomie. Un vendredi d’hiver, poussée par une motivation gourmande, je décidai de me lancer dans un projet ambitieux : la confection d’une brioche pur beurre. Il faut dire que la brioche est à la viennoiserie ce que la confiture de framboise est aux marmelades : elle sublime les petits-déjeuners les plus simples. Et encore, je ne vous parle pas de ses déclinaisons gourmandes telles que le Saint-Genix avec ses pralines croquantes, la Praluline avec ses pralines fondantes ou la gâche vendéenne à la fleur d’oranger pour lesquels je parcourrais des kilomètres à genoux. Ma première tentative si elle ne fût pas une réussite totale s’avéra néanmoins une belle promesse : ayant peu gonflé lors de la levée, la brioche avait cet aspect moyennement avenant de viennoiserie en promotion, mais ses effluves de beurre avaient failli nous faire perdre la raison lors de la cuisson et sa saveur était une réelle expérience gastronomique. Ainsi, la brioche 1.0 fut engloutie dans les estomacs familiaux en deux goûters et trois petits-déjeuners. La raison de cette réussite partielle tenait au fait que j’avais sauté la sixième étape de la préparation, à savoir « versez ensuite la pâte sur votre plan de travail et travaillez-la en ajoutant un peu de farine si celle-ci est un peu trop souple ». Et souple, on peut dire qu’elle l’était à peu près autant qu’une gymnaste. Comme je n’avais plus de farine ce jour-là, j’étais passée avec insouciance à la septième étape. Je fus quitte de ma négligence. Plutôt déçue mais absolument pas découragée, je décidai de réitérer l’expérience en respectant scrupuleusement tous les points de la recette. Hélas, ce fut pire que la première fois ! La levée de la brioche ne dépassa pas un centimètre de hauteur. Son allure de pâté en croûte déclencha l’hilarité générale à l’heure du goûter et le verdict familial fut sans appel : mon petit dernier n’en accepta qu’une seule bouchée après avoir manqué de s’étouffer par obstruction et mon mari émit cette description intéressante « on n’y ferait pas traverser un électron ». Vous comprenez que parmi toutes les raisons pour lesquelles j’ai épousé mon mari figurent sa franchise et son sens de la formule. Effectivement, la brioche 2.0 possédait une densité hors normes. Il fallait plusieurs heures aux estomacs les plus entraînés pour en digérer une seule tranche. Un triste sort l’attendait : elle passa quelques jours oubliée de tous sur le plan de travail de la cuisine, eut une fin de vie solitaire et disparut dans la poubelle en tombant comme un parpaing. J’étais désespérée et nageais dans l’incompréhension la plus totale : « Je ne vois vraiment pas où ça a foiré ». Il faut dire qu’entre temps, j’avais enchaîné les succès culinaires : du pain aux céréales à la galette des rois à la crème de frangipane, en passant par les canistrellis de l’île de Beauté ou les bretzels alsaciens, j’avais tout réussi ! Mais la brioche, elle, me résistait et son secret de pâte levée demeurait inviolable. J’éprouvai le sentiment d’impuissance des premiers alpinistes face aux plus hauts sommets du monde. Avec une pensée émue pour Maurice Herzog, je fis rapidement le deuil de la brioche 2.0 et annonçai fièrement à mon mari et à mes enfants que j’allais tenter une troisième expérience. « Prends quand même ton temps » me répondirent-ils incrédules, l’estomac encore convalescent. Dix jours passèrent au terme desquels j’avais collecté une telle somme d’informations sur les brioches que j’aurais pu rédiger une thèse sur les pâtes levées. Après avoir sollicité l’aide d’un professionnel et suivi des tutoriels sur internet, j’avais exploité les réseaux sociaux. Au final, chacun avait sa petite astuce personnelle : - « Le secret réside dans la qualité du beurre : extra-fin ou d’appellation d’origine contrôlée avec 82% de matière grasse » affirmait l’un, exigeant. - « J’utilise une levure fraîche spéciale que je ne trouve que chez mon boulanger » disait l’autre, égoïste. - « Il faut respecter les phases de levée et de repos, laisser le temps faire son travail » précisait un philosophe. - « Le modèle du four y est pour beaucoup » rétorquait une technicienne - « C’est simple mais il faut le coup de main » achevait un dernier prétentieux.J’ai bien cru que j’allais finir par cuisiner en fonction de mon horoscope ou du calendrier lunaire. In fine, je trouvai une recette assez simple à base de beurre et de lait, décriée par les puristes mais recommandée par les routiers de la brioche. Je décidai de l’essayer le lendemain même. Assistée par mon fidèle robot de cuisine, je me lançai non sans émotion dans la confection de la brioche 3.0. Lorsque mon mari traversa la cuisine, il comprit immédiatement que j’avais récidivé et, me lançant un regard goguenard, me dit : « Tu sais que si on considère le ratio emmerdement/qualité du produit fini, les brioches de supermarché ne sont pas un mauvais choix ? ». Je lui répondis que j’avais l’intention de réaliser cette fois-ci une brioche qui ne défiait pas les règles de la physique. Cette brioche était sur le point de devenir une question d’honneur, voire de fierté personnelle. Plus déterminée qu’un navigateur du Vendée Globe, seule contre vents et marées, seule contre tous, je poursuivis le pétrissage avec ardeur. La brioche 3.0 fut à la hauteur de mes espérances : avec une levée exemplaire, une odeur irrésistible, une couleur dorée digne d’une boulangerie et une mie filante comme une étoile à vous motiver une anorexique, cette brioche chef-d’œuvre de la physique quantique reçut un triomphe lors du goûter familial. Elle fut engloutie en trois jours mais on en parle encore aujourd’hui, l’eau à la bouche, et avec nostalgie. Car voyez-vous, à partir de ce moment-là, une nouvelle problématique se présenta : le plus difficile, ce n’est pas d’atteindre le sommet de son art, c’est d’y rester ! Janvier 2018 A moins de vivre au fond d’une grotte depuis les années 90, il est impossible que vous n’ayez pas entendu parler du yoga. Tout simplement parce que cette discipline originaire de l’Inde a fait des adeptes dans le monde entier jusqu’à devenir la « it discipline » depuis 2015. Regardez autour de vous, tout votre environnement féminin s’est mis au yoga : vos amies, votre cousine, votre voisine, la fille de votre voisine, les peoples, même votre propre mère. C’est tout juste s’il n’y a pas du yoga pour les chats. Vous ne pourrez pas y échapper, vous êtes cerné par le yoga. Mais de quoi s’agit-il exactement ? En théorie, il s’agit de postures et d’exercices corporels associés à de la méditation qui visent à unifier l’être humain dans ses aspects physiques, psychiques et spirituels. Tout un programme. En pratique, il existe actuellement tant de courants de yoga qu’on peut en perdre son sanskrit : hatha yoga, mantra yoga, kundalini yoga, yoga nidra, yoga taoiste, jusqu’au baby yoga… et la liste ne cesse de s’allonger car aujourd’hui on peut créer son propre yoga. Dernier né : le strala yoga de la sublime Tara Stiles. Pour se faire une idée de cette discipline aux multiples courants, le mieux est d’en essayer quelques-uns. Quelques précautions s’imposent tout de même :
Si vous en avez déjà l’eau à la bouche, je vous donne rendez-vous sur ce blog dès septembre pour une première session. Ciao ! Août 2016
Ils sont arrivés avec tambour et trompette (ou plutôt avec pandeiro et apito) sur nos écrans le cinq août en direct du Brésil. Tout a commencé avec la cérémonie d'ouverture au Maracana si flamboyante qu'elle a réussi à tenir éveillés des octogénaires français jusqu'à cinq heures du matin. Merci qui ? Merci Gisele, merci Teddy, merci Vanderlei, merci les cariocas, obrigado Brasil ! Dans ce pays où on aime faire la fête, l'objectif a été atteint : on a vibré jour et nuit pendant deux semaines : une première semaine d'émotions sportives avec les nageurs, une seconde avec les athlètes. On a plongé dans l'océan avec les triathlètes, on a crawlé avec les hommes poissons, on a couru avec Usain Bolt, on a volé avec Simone Biles. Et ce n'est pas tout, en France, on a valsé sur les flots avec Denis Gargaud-Chanut, on a pleuré avec Renaud Lavilénie, on a donné des coups avec Estelle Mossely, on s'est pendu au panier avec les braqueuses, on s'est sentis synchronisés avec les nageuses russes. On a croqué tant de médailles et tellement chanté la Marseillaise qu'on a fini aphone et presque déshydraté devant l'ultime match de handball. C'est tout juste si on n'a pas perdu du poids devant la télé. Puis le vingt-et-un août est arrivé, la flamme s'est éteinte et une question est apparue, la même qu'il y a quatre ans après la cérémonie de clôture des jeux de Londres : que va-t-on faire maintenant ? Il faut bien se faire une raison, on ne peut pas vivre que tous les quatre ans. D'abord, prendre un temps de repos, bien mérité, puis mettre un peu d'olympisme dans son quotidien, et surtout, surtout, penser à changer le canapé. Celui-ci ne survivra pas à Tokyo 2020. Juillet 2016
Cette nouvelle est née d'un concours littéraire avec des mots imposés : Babouchka turquoise, fiancée, fleurs, imprimé. Lorsque le déménageur eut posé le dernier carton dans l’appartement parisien du 9, quai de Seine, Gabriel et Arnaud Gelebart comprirent qu’ils avaient définitivement quitté leur Bretagne natale. Leur père avait accepté une mutation professionnelle vers la capitale et, fin août, la famille avait déménagé avec un mélange sucré-salé d’espérance et de regret dans le cœur. S’ils avaient pu, les enfants auraient emporté dans leurs cartons leurs copains avec l’école toute entière, la plage de Trégunc, une mouette en cage et l’océan. À présent, ils découvraient leur nouvel appartement dans un petit immeuble ancien situé sur les bords du canal de l’Ourq : l’appartement n’était pas très grand, mais il y avait une belle chambre commune pour les enfants, un couloir au parquet grinçant parfait pour la course automobile et surtout, un salon avec un balcon à pigeons. En quelques mois, la famille Gelebart s’habitua à son nouvel environnement. Une nouvelle saison passa et la vie parisienne leur fut bientôt familière. Les enfants, curieux par nature, avaient fait la connaissance avec tous les voisins de l’immeuble, tous... sauf un. Sur leur palier, au deuxième étage, habitait un jeune couple très sympathique mais peu présent. Au premier étage étaient installés une famille italienne au verbe fort, les Antoniello, et un vieil homme qu’une attaque cérébrale avait laissé handicapé de la main. Ce dernier s’appelait Monsieur Gallay et il vivait avec son chien prénommé Douglas, animal si fidèle et dévoué qu’il était devenu un prolongement de son maître. Au rez-de-chaussée vivait un jeune étudiant. Quant au dernier et troisième étage, il abritait un seul appartement dont Gabriel et Arnaud n’avaient jamais rencontré le propriétaire. En trois mois, les enfants ne l’avaient jamais vu et encore moins entendu ! Y avait-il au moins quelqu’un là-haut ? Fin novembre, Gabriel eut l’occasion d’apercevoir le mystérieux occupant du troisième étage. C’était un samedi soir et la famille Gelebart avait décidé d’aller au cinéma. Alors qu’ils venaient de quitter leur immeuble et qu’ils marchaient dans la rue, Gabriel se retourna pour suivre un pigeon qui avait tout l’air d’être un grand voyageur. Le pigeon s’envola vers les toits et c’est lorsqu’il passa devant l’une des fenêtres du troisième étage que Gabriel la vit : une vieille femme se tenait à la fenêtre enveloppée dans une vive lueur turquoise qui émanait de son appartement. La lueur était telle qu’elle colorait la vieille femme toute entière. Gabriel ressentit un étrange frisson parcourir son dos. Jamais il n'avait vu une telle couleur. Il se frotta les yeux et tira son frère par la manche, mais quand celui-ci se retourna, la vieille femme et la lumière avaient disparu. Au cinéma, durant tout le film, Gabriel ne put effacer de sa mémoire la couleur du troisième étage. Il lui semblait même que dans l’obscurité de la salle de cinéma un brouillard bleuté s’avançait vers les escaliers. Une fois rentrés chez eux, Gabriel raconta à son petit frère ce qu’il avait vu en partant : la lumière et la vieille femme turquoise. Son frère eut du mal à le croire et à se représenter cette couleur qu’il ne connaissait pas : était-ce du bleu ? Du vert ? Du vert dans du bleu ou l’inverse ? Mais il avait encore plus de mal à croire qu’une vieille femme mystérieuse et silencieuse vivait là, depuis des mois, au-dessus de leur tête. Ce récit attisa chez le petit Arnaud le feu d’une curiosité farouche qui ne devait plus s’éteindre. En quelques heures, la vieille femme était devenue dans l’imaginaire des deux enfants une magicienne puis une sorcière, mais ils ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur son caractère bienfaisant ou malfaisant. Comment savoir à qui ils avaient affaire avec comme seul indice la couleur ? Finalement, ils conclurent qu'elle n’était ni l’un ni l’autre, car pour être aussi silencieuse, elle ne pouvait être qu’un fantôme. La nuit fut longue et agitée pour les deux enfants traversés de rêves bleus et de cauchemars verts. Au matin, Arnaud en avait des cernes turquoises sous les yeux. Au petit-déjeuner, il annonça à son frère qu’il ne pourrait plus jamais dormir tranquille tant que ce vieux fantôme roderait à l’étage. Il irait le débusquer du haut de ses cinq ans. Ce qui fut dit fut fait : le jour même, en rentrant de l’école, les deux garçons se masquèrent et s’équipèrent en armes du meilleur plastique. Batman et un gladiateur romain grimpèrent courageusement les marches de l’escalier menant au dernier étage. Ils avancèrent à pas de loup et se risquèrent à coller leur oreille sur la porte. - « Phédor, je crois que nous avons de la visite... » dit une voix à travers la porte. On vante souvent la rapidité de Batman, elle ne fut pas démentie, car jamais Batman ne rentra si vite chez lui que ce jour-là. Le courage du gladiateur fut en revanche rapidement démystifié. En effet, il n’y avait pas un fantôme là-haut, il y en avait au moins deux. Les jours passèrent, Noël approchait et les fantômes étaient toujours là. Un dimanche matin, Madame Gelebart proposa à ses enfants de l’aider à confectionner de petits biscuits en pain d’épices. Arnaud qui était aussi gourmand que volontaire, accepta de bon cœur et Gabriel confectionna de magnifiques sachets avec des papiers imprimés pour offrir les biscuits aux amis de la famille. - Et si vous alliez en porter quelques-uns aux voisins, je suis sûre que ça leur ferait plaisir ? proposa Madame Gelebart. - Oh oui ! répondirent les enfants avant de se raviser, se rappelant tout à coup que parmi les voisins figurait des fantômes. - Qu’est-ce qui vous arrive ? dit la mère en voyant leur mine déconfite.Gabriel se lança : - C’est que... je ne suis pas sûr que les fantômes aiment les biscuits... - Comment ça des fantômes ? répondit la mère en riant. - Mais oui maman, tu sais, là-haut, il y a des fantômes... turquoise, dit Arnaud en baissant la voix et en désignant le plafond de la cuisine. - Turquoise ? Ça c’est intéressant, dit la mère en riant, moi je n’en ai jamais vu de cette couleur. - Mais chuuuut, pas si fort, je suis sûr qu’ils nous écoutent ! - Et combien sont-ils ces fantômes ? - Au moins deux : j’en ai vu un l’autre soir qui ressemblait à une vieille femme toute bleu et on a entendu l’autre jour qu’un fantôme en appelait un autre « Phédor » raconta Gabriel. - Et la vieille femme plus Phédor, ça fait deux, précisa Arnaud. - Nous aurions donc deux fantômes là-haut... et peut-être même plus ? - Exactement, répondirent les enfants. - Bon, alors voilà ce que je vous propose les enfants : cet après-midi, vous irez distribuer vos sachets de biscuits à tous les voisins et je vous accompagnerai chez les fantômes du troisième étage. D’accord ? - D’accord ! La distribution des biscuits en pain d’épices fut un grand succès. On fut ravi du rez-de-chaussée au deuxième étage. Au premier, Madame Antoniello leur offrit même des truffes en échange. Arriva le moment fatidique de la distribution au dernier étage. Comme promis, Madame Gelebart accompagna ses enfants qui tremblaient comme des feuilles sous le vent. Ils frappèrent trois coups à la porte et attendirent. Une voix annonçant « J’arrive » précéda de petits pas lents, le fantôme marchait. Lorsque la porte commença à s’ouvrir, une lueur bleue se répandit sur le seuil et les enfants en furent tétanisés, se sentant tout à coup glacés de la tête aux pieds. Puis, la porte s’ouvrit complètement et une vieille femme apparut. C’était bien celle que Gabriel avait aperçue depuis la rue l’autre soir, mais elle était plus petite qu’il ne l’avait imaginée et elle portait un foulard turquoise noué sous le menton. Elle leur souria et un lever de soleil éclaira son visage. Une douce chaleur glissa sur le palier. - Bonjour Madame, nous sommes vos voisins du dessous et nous venons vous apporter des petits biscuits de Noël, dit Madame Gelebart. - Comme c’est gentil ! Mais venez, entrez donc si vous avez cinq minutes. - Nous ne voudrions pas vous déranger... - Pas du tout, au contraire, cela me fera plaisir de faire votre connaissance. D´un regard bienveillant, Madame Gelebart encouragea ses enfants à entrer sentant bien que ces derniers restaient tout de même sur leurs gardes. - Allons, entrez les enfants, renchérit la vieille dame.Gabriel se glissa le premier dans l’entrée pour sécuriser le terrain, suivi d’Arnaud qui couvrait ses arrières, tenant dans ses mains les sachets de biscuits. - Je m’appelle Madame Weber, et vous comment vous appelez-vous les garçons ? Le ton de sa voix était doux et sucré comme un marron glacé. - Gabriel, lui répondit le premier chasseur de fantômes qui sentit fondre sa méfiance, - Et moi Arnaud, lui répondit le second spécialiste des spectres qui commençait à douter de son diagnostic. Tenez, c’est pour vous ! ajouta-t-il en tendant à Madame Weber un sachet de biscuits. - Oh, comme c’est gentil, merci les enfants ! Venez, suivez-moi et installez-vous tous les trois dans le salon. Ah, vous ferez attention, mon chat est allongé en travers du couloir et comme il est un peu le prince de la maison, il ne se poussera pas, mais il est très gentil. Il s’appelle Phédor. La petite troupe enjamba le chat qui ne bougea pas d’un poil, et entra dans le salon. Là, les garçons furent aussi stupéfaits de ce qu’ils virent qu’Howard Carter quand il pénétra dans la tombe de Toutankhamon. Le salon de Madame Weber était l’un des ces endroits où la beauté du monde aime à se condenser : de petits meubles couverts d’objets précieux et de livres invitaient à entrer pour contempler les tableaux rapportés des quatre coins du monde qui ornaient la pièce. Au milieu du salon dormait un tapis bleu qui semblait rentré à l’instant du pays des mille et une nuit. Des photophores turquoise posés le long de la fenêtre et des guirlandes lumineuses veillaient avec douceur sur son sommeil. Toute velléité de chasse aux fantômes s’évapora immédiatement dans l’esprit des enfants qui se sentirent ici chez eux et totalement ailleurs en même temps. - C’est très joli chez vous Madame Weber et on s’y sent bien, dit Madame Gelebart qui était aussi émerveillée que ses enfants. - Merci. Vous savez, j’ai beaucoup voyagé dans ma jeunesse et j’ai collectionné au fil du temps ces objets qui sont devenus des amis.Madame Weber offrit à ses invités un thé de Noël et des verres de sirop pour accompagner les biscuits au pain d’épices. Le voyage continua le temps de ce goûter improvisé et les cinq minutes prévues pour faire connaissance durèrent deux heures que personne ne vit passer. À six heures du soir, Madame Gelebart et ses enfants prirent congé de leur hôtesse non sans se promettre de se revoir très prochainement. Les enfants s’endormirent ce soir-là pour un voyage au pays des rêves avec comme guide un chat sur un tapis volant. Au fil du temps, les enfants se lièrent d’amitié avec Madame Weber à tel point qu’ils passaient maintenant la voir tous les mercredis et tous les week-ends, elle et son chat, après l’école. Elle leur préparait de savoureux goûters, inspirée par Arnaud qui était toujours affamé, leur racontait ses histoires de voyage et écoutaient leurs exploits de recréation. Ils adoraient ça. Parfois, ils lisaient ensemble des contes venus d’ailleurs, lovés dans les coussins colorés du canapé que Phédor, le prince-chat de la maison, partageait bien volontiers avec eux. Arnaud et Phédor s’étaient d’ailleurs tout de suite entendus, sans doute parce qu’ils partageaient deux qualités similaires : le charme et la gourmandise. Il faut dire que Phédor n’était pas un chat ordinaire. Magnifique dans son imposante fourrure blanche aux pattes bleues gantées de blanc, il aimait se faire admirer, adoptant les poses les plus improbables jusqu’à ce qu’on le complimente, qu’on le caresse et qu’on le récompense par une croquette. Arnaud lui apprit à enrichir son numéro et à répondre aux compliments par un miaulement aristocratique qui lui seyait à merveille. - Il faudrait le prendre en photo ce chat, il est tellement incroyable ! s’exclama Gabriel. - C’est moi qui lui ai appris, répondit Arnaud en toute modestie. - Vous avez un appareil photo, ou un téléphone portable, Madame Weber ? demanda Gabriel. - Oh non, tu sais je ne suis pas si moderne. J’ai quatre-vingt quatre ans et deux mois. Mais j’ai un autre moyen pour capturer les souvenirs. Venez-voir les enfants, je vais vous montrer. Madame Weber emmena les enfants dans son bureau où ils découvrirent une nouvelle richesse insoupçonnée de leur vieille amie. Dans cette pièce se trouvait des dizaines d’aquarelles et un chevalet sur lequel on devinait l’esquisse d’un cerisier du Japon en fleurs. - Voilà ma manière à moi de capturer les souvenirs. Ça prend du temps, mais c’est aussi un plaisir. - Qu’est-ce que c’est beau ! J’adorerais savoir faire ça, dit Gabriel. - Je t’apprendrai, si tu veux. - Ce doit être difficile et puis, il faut avoir une bonne mémoire pour peindre ses souvenirs... - Sais-tu ce que c’est qu’un souvenir, Gabriel ? - Une belle chose que tu as vue dans le passé ? Comme Phédor tout à l’heure quand je voulais le prendre en photo ? - Un souvenir, c’est vivant, c’est une façon de faire revivre maintenant en toi l’émotion que tu as ressentie quand tu as vu Phédor tout à l’heure. Tu vois, je ne peinds pas forcément les choses telles qu’elles ont été, je peinds le souvenir que j’en ai. Et Phédor ne sera jamais aussi beau que dans ton souvenir. - Je voudrais essayer et je peindrai le prince Phédor, tu m’apprendras ! Sur ces entrefaites, le prince Phédor arriva car il avait entendu qu’on parlait de lui et il était très soucieux de tout se qui pouvait se dire sur sa petite personne. Il grimpa sur une chaise et allongea nonchalamment sa patte sur le guéridon voisin pour suivre la conversation sans se fatiguer. Arnaud s’approcha de lui pour le caresser lorsqu’il aperçut une belle photo ancienne posée sur le guéridon. Il s’exclama : - Ohhh ! Mais on dirait que c’est vous quand vous étiez jeune ! - Oui, tout à fait Arnaud, c’est moi. Cette photo a été prise le jour de mes fiançailles. - Et donc, c’est votre fiancé avec vous sur la photo ? - Exactement. Il s’appelait Antoine Weber, il était français et moi, j’étais russe. - Qu’est-ce que vous étiez belle à l’époque ! s’exclama Gabriel. Moi, je voudrais bien trouver une fiancée aussi belle quand je serai grand, et pourquoi pas russe, ajouta-t-il songeur. - Et vous vous êtes mariés ? poursuivit Arnaud. - Oui, peu de temps après. - Et vous avez eu des enfants ? demanda-t-il intrigué. - Hélas, toutes les graines ne prennent pas racine et nous n’avons pas eu la chance de devenir parents. - Comme c’est dommage... dit Arnaud. Pourtant maintenant, vous êtes bien une grand-mère ? - Par le bénéfice de l’âge, sans aucun doute, mais en réalité, je ne suis pas une vraie grand-mère, je suis juste une vieille femme. Dans mon pays natal, en Russie, on dirait une « babouchka ».Ce mot plut immédiatement aux enfants et à Phédor qui dressa une oreille musicale. - C’est joli, ça « babouchka » dit Arnaud et ça fait encore plus gentil que Madame Weber. - Alors, vous pouvez m’appeler « Babouchka » si vous voulez, ça me plait aussi. - Oh oui, vous serez notre Babouchka ! répondit Gabriel. - Babouchka ! Babouchka ! chantèrent les deux enfants à tue-tête.Phédor leva une deuxième oreille et Madame Weber sentit vibrer en elle une émotion qu’elle n’avait encore jamais ressentie. - Babouchka, il faut tout de même qu’on vous avoue quelque chose, lui dit Gabriel, en lui tenant la main. Quand nous sommes venus habiter ici, la première fois que je vous ai vue, j’ai pensé que vous étiez un fantôme, à cause de votre silence et aussi de cette étrange lueur turquoise derrière votre fenêtre. - Je vous préfère mille fois en Babouchka turquoise qu’en fantôme, dit Arnaud. - Le turquoise, c’est ma couleur préférée, elle m’apaise. C’est pour ça que j’aime la voir sur le bord de ma fenêtre chaque soir. D’ailleurs, je vois que la nuit tombe... Si on allait allumer mes petits photophores avant que vous ne rentriez chez vous ? Il se fait tard... À partir de ce moment-là, Babouchka et les enfants ne se quittèrent plus. Madame Gelebart savaient où trouver ses garçons après l’école. Ainsi passèrent des années, et comme au premier jour, à chaque fois que les enfants entraient chez Babouchka, ils partaient pour des destinations inconnues dans l’espace et dans le temps. Quand la fatigue du grand âge gagna Babouchka, Arnaud prit le relais en cuisine pour préparer de merveilleuses pâtisseries aux saveurs exotiques afin d’assurer la tradition du goûter. Nourri par les expériences culinaires de son frère et la patience de Babouchka, Gabriel développa de son côté de réelles aptitudes artistiques pour la peinture. Deux années passèrent encore et, à l’aube de ses quatre-vingt douze ans, la flamme de Babouchka vacilla puis s’éteignit comme s’éteignent les étoiles. Les enfants furent inconsolables pendant des jours et des jours, car c’était une partie de leur vie qui s’en était allée. Arnaud perdit l’appétit, ce qui n’était encore jamais arrivé et Gabriel n’avait plus goût à rien. Toute la famille Gelebart fut touchée par la perte de cette voisine si particulière. Peu après, ils eurent la surprise de recevoir une lettre d’un notaire qui les convoqua pour leur faire part du testament de Madame Weber, car celle-ci avait souhaité leur léguer son appartement. Elle avait également rédigé une lettre à leur intention : « Cher monsieur et madame Gelebart, cher Gabriel, cher Arnaud, Je suis partie pour le plus grand des voyages, l’ultime voyage dont on ne revient pas. C’est pourquoi, je vous confie mon appartement et tous les souvenirs qu’il contient, car maintenant ce sont aussi les vôtres. En échange, cependant, je voudrais que vous réalisiez trois vœux qui me sont chers : d’abord, je désirerais que le prince Phédor reste sous votre protection, car là où je suis, les animaux ne sont pas acceptés, même tenus en laisse. Ensuite, je souhaiterais qu’Arnaud continue à développer ses talents de pâtissier et enfin, je voudrais que Gabriel me promette de peindre un souvenir à chaque Noël. Votre compagnie me manquera toujours, elle fut un soleil dans la galaxie de mon grand âge. Je vous embrasse affectueusement, Mariya Weber, votre Babouchka » Aujourd’hui, on raconte que les trois vœux de Babouchka furent exaucés : Arnaud fit le tour du monde puis ouvrit son propre salon de thé spécialisé dans les gâteaux et les spécialités sucrées de tous les pays, Gabriel devint un désigner renommé et un peintre de talent dont on admirait les toiles à chaque Noël. Quant au prince Phédor, il vécut heureux si longtemps pour un chat qu’on l’appela le Babouchat. Décembre 2014
I Lorsque Xavier consulta ses messages électroniques ce vendredi matin-là, il y trouva une invitation de Chloé à faire connaissance sur le site de rencontres auquel il était abonné depuis trois semaines. Le message de Chloé était clair et tellement parfait que la curiosité de Xavier en fut immédiatement piquée : sur cinq lignes se démarquaient une personnalité dynamique et une éducation de qualité qui invitaient à faire connaissance, le tout sans une faute d’orthographe ! Il n’en fallut pas plus à Xavier pour se décider à consulter la fiche de « profil » de cette surprenante inconnue. Malheureusement, il ne trouva guère de détails sur Chloé, pas même une photo, car celle-ci avait pris soin de limiter les informations la concernant au strict minimum. Xavier prit donc quelques minutes sur son temps précieux pour adresser à Chloé un message de réponse absolument parfait de courtoisie et d’efficacité. A midi, l’anonymat fut levé in fine : elle s’appelait Lucile Bianchi. Xavier avait sa dose d’adrénaline pour le déjeuner et une raison supplémentaire de se réjouir dans sa journée. Il allait en effet pouvoir exercer son art du renseignement sur internet d’une manière professionnelle. Chef d’entreprise de père en fils depuis trois générations, Xavier était habitué au recrutement depuis sa plus tendre enfance : à quatre ans, il avait déjà fait passer son premier entretien d’embauche à un jeune soldat postulant pour défendre une forteresse menacée. Plus de vingt minutes d’entretien et un véritable essorage pour le valeureux petit soldat qui finit par être assigné à l’échauguette. Trente-cinq ans et un quart d’heure plus tard, Xavier avait trouvé sur Internet la photo de Lucile (Dieu qu’elle était belle !), noté l’adresse professionnelle de son cabinet d’ophtalomologie à Ingersheim et consulté son profil Facebook. Aucun point négatif et surtout… elle était belle, presque aussi belle que son ex-femme. Xavier écrivit donc un second message à Lucile, plus personnel cette fois mais tout aussi efficace, auquel celle-ci répondit aimablement avant d’user des mêmes moyens d’investigation pour se renseigner sur son correspondant : Dieu qu’il était beau sur cette photo, malgré son regard perçant comme le métal ! Le site internet de son entreprise dont le siège était basé à Colmar était très bien conçu, son curriculum vitae honorable, ses loisirs sportifs. Aucun point négatif et surtout… quelle allure ! Lucile répondit à nouveau et il s’en suivit une semaine d’échanges bienveillants de plus en plus personnels : Xavier et Lucile se racontèrent leurs vies, s’avouèrent leurs échecs mutuels avec honnêteté et humilité, partagèrent leurs réussites, leurs craintes et leurs rêves. Tout semblait tellement harmonieux dans ces échanges épistolaires que Lucile et Xavier commencèrent à tomber amoureux l’un de l’autre sans s’être jamais vus. Xavier fit une overdose d’adrénaline et Lucile perdit le sommeil. Il fallait que cela cesse. Ils décidèrent de se donner rendez-vous le samedi suivant dans la romantique Colmar pour se rencontrer dans une vie sans écran. Lucile devint confiante et Xavier devint inquiet : il l’avait prévenue de quelques défauts majeurs de sa personnalité. Qu’allait-elle penser de lui lorsqu’elle les découvrirait ? II Samedi soir, le ciel automnal était clair et brodé d’étoiles. Seuls quelques nuages annonçaient timidement leur venue au loin. Les escarpins de Lucile empruntèrent les ruelles de Colmar dont les pavés avaient porté des millions de pas depuis le Moyen-âge. Des pas lourds, des pas laborieux, des pas pressés, de petits pas d’enfants et, ce soir-là, la douce foulée de Lucile qui avançait avec le pas sûr mais léger d’une danseuse. Lucile prit le temps d’observer les maisons à colombages qui veillaient sur les ruelles avec leurs façades colorées invitant les passants à s’attarder en chemin. Les enseignes de Hansi ponctuèrent également son parcours jusqu’au « Tonnelet d’Or », le restaurant gastronomique choisi par Xavier pour l’occasion. Quand les cloches de la collégiale Saint-Martin sonnèrent vingt heures, l’enseigne du restaurant pivota pour adresser un clin d’œil à Lucile, laquelle poussa la porte avant d’être reçue par un premier serveur aux manières précieuses. - Bonsoir Madâme. - Bonsoir Monsieur, vous devez avoir une réservation pour deux personnes au nom de Schaeffer. - Tout-à-fait Madâme, répondit le serveur sur un ton d’exquis raffinement, après une rapide vérification sur son écran de réservation. Mônsieur est déjà arrivé et vous attend. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous conduire jusqu’à votre table. Lucile voulut bien le suivre, ce qu’elle fit avec une confiance complète. L’idée de rencontrer enfin son charmant Xavier l’enchantait et, lorsque son cœur se mit à frapper crescendo dans sa poitrine, elle se félicita d’avoir investi dans un déodorant d’agent secret. Xavier était arrivé le premier, dix minutes avant l’heure du rendez-vous car il voulait avoir la joie de voir venir jusqu’à lui sa dulcinée. Il avait été reçu par le même serveur policé, lequel l’avait conduit à « une table au calme, Mônsieur, comme vous l’aviez souhaité », effectivement située dans un coin isolé du restaurant. Un couple de touristes allemands occupait la table voisine prouvant à qui voulait bien l’observer que l’on pouvait concilier un physique adipeux avec une présence discrète. Xavier mit à profit ses quelques minutes d’avance pour consulter tranquillement des nouvelles de son monde et du monde sur son téléphone portable, tout en jetant quelques coups d’œil attentifs vers l’entrée du restaurant. C’était une activité qui requerrait un champ d’attention très large et il eut été fort commode pour cela que Xavier fut muni de trois ou quatre paires d’yeux comme les araignées : une paire d’yeux principaux aurait permis la lecture sur l’écran tandis que la paire d’yeux latéraux aurait détecté le moindre mouvement aux alentours, mouvement féminin en l’occurrence. Et bien qu’il ne fut pas une araignée, Xavier détecta immédiatement la présence de Lucile lorsqu’elle entra dans le restaurant et la reconnut immédiatement, faisant ainsi honneur à l’espèce des vertébrés à deux yeux. Il sentit son cœur sauter dans sa poitrine et mit son téléphone en veille pour savourer l’instant. Lucile n’était plus qu’à quelques pas de lui, précédée du serveur. Il se leva pour l’accueillir et le reste du monde se volatilisa dans l’instant, couple de touristes allemands y compris. - Bonsoir Xavier. - Bonsoir Lucile. Comme je suis heureux de te voir ! - Moi aussi ! Cette semaine m’a paru une éternité… Ils se regardèrent une demi-seconde dans un sourire puis s’embrassèrent. Une voix d’outre-monde un peu gênée leur souhaita une excellente soirée avant de disparaître à son tour. La température, la pression et le silence lui-même se volatilisèrent enfin. Cette fois, il ne restait vraiment plus rien. III Lucile et Xavier prirent place à leur table et le monde réapparut : on entendit d’abord des couverts tinter puis une violente explosion qui propulsa dans un nuage de fumée les touristes allemands sur leurs chaises. Le restaurant était sorti du coma. Si la décence l’avait permis, Lucile aurait gardé les yeux rivés sur Xavier durant tout le dîner, d’abord pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas mais également pour faire connaissance avec ses traits. Comme elle était bien élevée et qu’elle envisageait aussi de se nourrir ce soir-là, elle contraint son regard à dévorer prioritairement son assiette. C’est donc avec modération qu’elle observa son amoureux, renouvelant à chaque fois une expérience fort agréable car, il faut bien le dire, le jour où la beauté avait été distribuée sur la terre, Xavier avait été favorisé. Il était grand et sa silhouette sportive lui donnait fière allure. Il portait une chemise blanche à fines rayures bleues parfaitement assortie à son jean, ajoutant de la décontraction à une élégance naturelle. Son cou portait avec aisance une tête parfaite dont le visage alliait la beauté mathématique des proportions à celle plus envoûtante de l’expression. Sa bouche arborait un large sourire laissant apparaître des dents parfaitement alignées et exigeantes de blancheur. Ses yeux n’avaient rien à envier au reste, tant ils étaient clairs. Cependant, pour faire preuve d’originalité, ils avaient décidé de développer une légère myopie. Une chevelure brune ondulant avec soin et qu’on devinait douce au toucher coiffait le tout. Pour ajouter à cette perfection, Xavier avait pour l’occasion rasé sa mythique barbe de trois jours, celle-là même avec laquelle il avait lancé une nouvelle mode, pour ne pas dire un état d’esprit, auprès de ses collaborateurs. L’arrivée d’une accorte serveuse à lunettes (car elle était myope elle aussi) tira Lucile de sa contemplation : - Bonsoir Messieurs-Dames, désirez-vous prendre un apéritif ? - Volontiers. La serveuse avait une voix très agréable teintée d’un léger accent qui n’échappa pas à Lucile. Xavier le remarqua également sans toutefois parvenir à lui attribuer une d’appellation d’origine contrôlée. - Espagnole ? proposa-t-il. - Je dirais slave, glissa Lucile. L’apéritif légèrement alcoolisé fut l’occasion d’engager la conversation sur des thèmes assez généraux colorés de ces ressentis personnels qui les rendent intéressants. Xavier et Lucile discutèrent de leurs responsabilités professionnelles respectives et de leurs loisirs. Lucile fut très impressionnée par la personnalité de Xavier qui, en contrepartie d’une forte exigence professionnelle, semblait plutôt paternel avec les employés de sa jeune entreprise. Xavier, quant à lui, était totalement sous le charme de Lucile, qui faisait preuve d’un esprit bienveillant et généreux auquel il n’était pas habitué. Baignant quotidiennement dans les pathologies oculaires, Lucile avait en effet appris à développer un regard fondamentalement positif sur la vie et sur les gens. Et elle ne voyait que du positif en Xavier. C’est alors qu’elle se rappela qu’il l’avait prévenue de certains défauts dont il voulait lui parler de vive voix. Elle décida de mettre un peu de lumière sur cette zone d’ombre : - Dis-moi Xavier, dans nos échanges de cette semaine, tu m’as dit que tu me parlerais ce soir de tes défauts. Qu’ont-ils donc de si inavouable pour ne pas pouvoir être écrits ? Xavier, qui trouvait que la soirée s’annonçait sous les meilleurs auspices, parut embarrassé par cette demande et alors que ses lèvres s’apprêtèrent à s’ouvrir pour articuler un V comme « Veux-tu bien que nous en parlions tout à l’heure ? », la serveuse à la phonétique exotique revint pour déposer sur la table quelques amuse-bouches et proposer le menu. Xavier était sauvé ! La conversation fut donc interrompue et ne put pas être reprise tant la consultation de ce menu nécessitait une attention soutenue : ce n’était pas une simple liste de mets classés à la carte ou organisés en séquences gastronomiques, mais un véritable recueil de poèmes. - Avez-vous fait votre choix Messieurs Dames ? demanda la serveuse. Sous le regard encourageant de Xavier, Lucile se lança la première dans la narration : - Je vais prendre le menu « Bouquet d’été » avec en entrée le « tatin de légumes à la tomate d’autrefois », puis la « pluma de porc au poivre de sichuan », s’il vous plaît. - Très bien, répondit la serveuse. Lucile crut un instant qu’elle allait recevoir une note de récitation. - Et pour vous Monsieur ? Xavier n’avait jamais été très doué en versification mais il annonça son choix avec une telle assurance qu’on eût cru qu’il avait lui-même conçu le menu : - J’ai choisi le menu de saison, à savoir « le sentier d’automne » avec en entrée le « foie gras pressé » (Xavier abrégea le pédigrée du foie gras), puis le « filet de boeuf des prés limousins ». - Parfait ! annonça la serveuse. Chacun avait réussi son examen avec mention. - Pour le dessert, je vous conseille d’attendre un peu et de laisser venir l’inspiration, dit la serveuse en dessinant des volutes dans l’air avec son stylo. Le dessert… l’apothéose gourmande du dîner ! Ce mot eut une résonance particulière dans l’esprit de Xavier qui quitta rapidement le monde de la poésie gastronomique pour plonger dans le ciel des yeux de Lucile. Il lui prit la main et l’invita à prendre place dans un avion léger. La porte coulissa, Xavier et Lucile s’élancèrent ensemble dans le vide. Ils vécurent dans l’air une descente infinie, dont la saveur était semblable à celle d’un macaron au wasabi : un certain goût du risque suivi d’un exquis mélange de force et de douceur. Xavier était enthousiasmé et Lucile s’abandonna à ses émotions en fermant les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, le stylo et le poignet de la serveuse étaient toujours en l’air, comme suspendus à un fil de soie invisible. La serveuse attendait patiemment l’atterrissage de ses clients, afin de leur proposer la carte des vins dans des conditions optimales de sécurité. Lorsque tout le monde eut repris ses esprits, Xavier choisit le vin avec l’aisance d’un œnologue chevronné. La soirée promettait d’être inoubliable, le vin devait être à sa mesure. Après avoir félicité Xavier pour son choix, la serveuse récupéra les menus et la carte des vins avec les gestes précis d’un orpailleur. Au moment où elle allait pivoter sur ses talons pour repartir, Xavier lui demanda : - Excusez-moi, Mademoiselle, mais il me semble que vous avez un léger accent, très agréable. Pouvez-vous nous dire d’où il vient ? - Bien sûr Monsieur ! Je suis Roumaine et j’ai fait mes études d’hôtellerie en Russie. Cela fait maintenant quatre ans que je vis en France, mais j’ai encore un peu gardé mon accent. - Gardez-le précieusement car il est absolument charmant, répondit Lucile. - Merci Madame, répondit la serveuse avant de retourner en cuisine. - C’était donc ça, un accent slave, mélange de roumain et de russe ! Bravo, tu as l’oreille, dit Xavier à Lucile. - C’est parce que j’ai une amie russe, lui répondit Lucile. La Russie est un pays qui me fascine et que j’adorerais visiter. Y es-tu déjà allé ? demanda-t-elle à Xavier. - Non jamais, mais peut-être que cela me plairait car j’adore voyager. - Moi aussi. Je commencerais volontiers par Moscou et Saint-Pétersbourg. Xavier crut un instant apercevoir des Matriochkas danser dans les yeux de Lucile. - Qui sait, peut-être pourrions-nous les visiter un jour ensemble ? - Peut-être, répondit Lucile. C’est en tout cas l’un de mes rêves… pour un hiver ou un mois de juin. Il y avait bien des matriochkas dans ses yeux pétillants, cinq matriochkas rangées en ordre croissant qui dansaient la ronde dans les iris. - Pourquoi un mois de juin ? demanda Xavier. - Parce que chaque année, au solstice d’été, le soleil ne se couche presque plus à Saint-Pétersbourg. C’est ce qu’on appelle « les nuits blanches » : trois semaines de concerts, de spectacles et de danse, un véritable festival ! Xavier était déjà du voyage. La Valse des Fleurs de Tchaïkovski monta dans l’air et sept danseuses en tutu long traversèrent gracieusement la salle du restaurant. L’une d’entre elles s’arrêta à la table de Xavier et Lucile pour y déposer une carafe d’eau avec une délicatesse de fée. Elle fut suivie de près par les deux assiettes des entrées qui arrivèrent au bout des bras slaves de la serveuse. Cette dernière s’inclina vers Lucile pour lui présenter son assiette d’une manière quasi-théâtrale : - Voici donc pour vous Madame « le-tatin-de-légumes-à-la-tomate-d’autrefois dont j’espère que vous apprécierez la-réduction-balsamique ». Elle fit de même pour Xavier : - Et pour vous Monsieur « Le-foie-gras-pressé-à-la-façon-d’un-opéra-sur-un-biscuit-madeleine-à-la-cannelle que nous vous proposons avec une-fine-gelée-au-porto ». Messieurs-Dames, je vous souhaite un excellent appétit ! - Merci Mademoiselle, répondirent en cœur Lucile et Xavier, plus enthousiastes que des spectateurs de premier rang. La serveuse se releva attirant involontairement dans son élan le regard de Xavier sur son balcon. Un regard connaisseur, à la limite de l’insistance et qui n’échappa pas à Lucile. - De l’extérieur on ne le croirait pas, mais ce restaurant offre une vue intéressante… dit Lucile. - Ah ? Euh…oui, répondit Xavier un peu gêné. C’est l’un de mes pêchés mignons, j’aime regarder la poitrine des femmes. - Alors, tu risques d’être un peu déçu avec moi, avoua Lucile. - Ah bon ? Combien ? demanda Xavier qui aimait la précision jusque dans les mesures. - Un faible score, mais on l’espère non corrélé au QI ! répondit joyeusement Lucile faisant ainsi contre mauvaise fortune bon esprit. - Qu’est-ce que tu peux être drôle ! Un sourire apparut sur le visage de Xavier. Mais ce n’est pas grave, ajouta-t-il, tu n’auras qu’à te faire refaire les seins ! Lucile ouvrit des yeux grands comme des fenêtres. Elle eut soudain l’impression de se trouver sur une vieille échelle en bois aux barreaux vermoulus dont l’un s’était brisé sous son pied. Elle grimpa plus haut avec la célérité d’un circassien pour se mettre à l’abri du danger et se cramponna fermement. - Je t’assure, mon ex-femme, qui avait très peu de poitrine, peut-être même encore moins que toi, s’était fait refaire les seins. - Ah oui ? interrogea Lucile qui trouvait que la conversation prenait un tour véritablement passionnant. Mais, ça doit laisser des marques, non ? - Absolument aucune, je pourrais te montrer des photos. - A la rigueur non ! répondit Lucile. - En maillot de bain, je voulais dire, précisa Xavier. - A la rigueur non plus. - En tout cas, je peux te dire que, du jour au lendemain, ça a mis du piment dans notre vie sexuelle, conclut Xavier avec un sourire satisfait. Lucile décida de descendre rapidement de son échelle avant que d’autres barreaux ne cèdent. Elle la posa contre le mur entre les deux tables voisines de manière à gêner le moins possible le passage de la serveuse. Puis elle répondit calmement : - C’est fou ce que le silicone peut avoir comme vertus quand même ! Malheureusement il ne sauve pas encore les mariages… Le sourire de Xavier se pixelisa tandis qu’un hiver soviétique passa dans son regard. C’est alors que la serveuse revint avec le dégel du printemps pour servir ses hôtes en vin. Pour la première fois de la soirée, on but pour oublier et la conversation repartit sur des thèmes légers au gré des bouchées. Les danseuses du Bolchoï firent une seconde apparition dans une chorégraphie plus moderne cette fois et le foie gras disparut assez rapidement dans l’estomac pressé de Xavier. Lucile, quant à elle, préféra prendre le temps de savourer son délicieux tatin de légumes assortis. C’est pourquoi, quand la serveuse eut fini de débarrasser les assiettes, il subsistait encore comme une sensation de rosée sur le jardin potager de sa mémoire. - C’était vraiment délicieux et la présentation était très originale ! Voilà qui me donne une idée pour le déjeuner que je dois organiser la semaine prochaine, dit Lucile, enthousiaste. - Tu aimes cuisiner ? lui demanda Xavier. - Oui, quand j’en ai le temps. Et je pense que cette fois, je vais y passer la veille et la matinée, car j’attends dix convives. - Tu te donnes du mal, dis-donc ! - Mais ça me fait plaisir. C’est pour mon anniversaire… - Ah mais oui, bien sûr ! s’exclama Xavier. Je l’ai d’ailleurs déjà noté dans mon agenda, car j’ai mémorisé ta date de naissance. - C’est gentil Xavier. Eh oui, trente-sept ans ! Tu te rends compte ? Le temps passe si vite… mais cet anniversaire est un évènement en soi, car j’aurai cette année l’âge de ma pointure ! J’ai décidé de marquer le coup en m’offrant une magnifique paire de salomés noires, ajouta Lucile avec un immense sourire. - C’est formidable, mais il faudra que tu t’arrêtes là. - Et pourquoi ? - Parce qu’après, tu seras vieille. Lucile perçut la présence d’un oursin qui descendait en rappel le long de sa trachée. Elle toussa pour s’éclaircir la voix et se ressaisit. - C’est l’hôpital qui se moque de la charité, car je te rappelle, qu’en ce qui te concerne, tu as déjà trente neuf ans. - Oui, mais je suis un homme… dit Xavier en se redressant. - Et ? suggéra Lucile pour encourager Xavier à développer le fil d’une pensée qu’elle devinait fine et profonde. - Et les hommes vieillissent mieux que les femmes, tout le monde sait ça ! L’oursin tomba directement au fond du poumon droit et Lucile ouvrit des yeux grands comme des baies vitrées. - C’est incroyable comme tu es expressive ! On voit tout de suite à ton regard quand tu es touchée. Lucile se demanda alors quelle était l’utilité de disposer d’une surface de 2,4 m² de cerveau une fois déployé si c’était pour recouvrir un esprit aussi indélicat. - Allons, admets-le Lucile : après quarante ans, les femmes ne sont plus aussi belles et se fanent, alors que les hommes restent séduisants jusqu’à la cinquantaine. - Ecoute Xavier, « personne n’est jeune après quarante ans, mais on peut être irrésistible à tout âge." Ce n’est pas de moi, c’est Coco Chanel qui l’a dit. Ca t’effraie tant que ça de vieillir ? - Terriblement. Je ne supporterai pas de devenir vieux, avoua-t-il tristement. A ce moment-là, la serveuse apparut portant sur ses bras agiles les mets du dîner avec dans les rôles principaux du bœuf et du porc qui, eux, n’avaient pas eu la possibilité de devenir vieux. Le second acte de la pièce de théâtre les présenta ainsi à Lucile et Xavier : - Voici pour vous, Madame, une-pluma-de-porc-au-poivre-de-sichuan-accompagnée-d’une-purée-crémeuse-d’amandes-et-de-chou-fleur-dans-son-jus-anisé-de-pousses-tendres et pour vous, Monsieur, un-filet-de-boeuf-des-prés-limousins-en-compagnie-de-champignons-sauvages-selon-les-ramasses-du-chef. Je vous souhaite une excellente continuation ! - Merci, répondirent Lucile et Xavier. - Je me demande justement comment nous allons continuer cette histoire… dit Lucile. - C’est très simple, lui répondit Xavier. Il nous suffira d’être toujours au top, pour que chaque jour tu me choisisses et que chaque jour je te choisisse. - C’est à peu près aussi stimulant que d’être une belle chemise dans un placard. - Pour l’instant, c’est toi que j’ai choisie Lucile. Tu devrais te réjouir, non ? Mais Lucile ne se réjouissait pas du tout et sentait sa mansuétude menacée par une force délétère. - Pour l’instant ? Et que se passera-t-il alors si un jour je ne suis plus « au top » comme tu dis ? - Eh bien… je n’ai jamais trompé ma femme, mais maintenant que je ne suis plus marié, je ne peux pas te promettre de m’en priver si je ne suis pas totalement heureux dans mon couple. - Xavier, je crois que j’en ai assez entendu pour une seule soirée. Il y a des choses qu’on ne dit pas. - Oh, si je ne peux pas tout te dire, c’est que tu es trop susceptible et ça m’agace ! Un coup de feu retentit, on avait abattu froidement le cygne de Tchaïkovski et on s’apprêtait à le plumer. Alors Lucile quitta son état quiescent et se leva, son assiette à la main. On ne sait si c’est parce qu’elle est issue d’une partie particulièrement tendre de l’épaule du porc que la pluma vola avec une telle légèreté au-dessus de la table. Elle quitta l’assiette de Lucile pour atteindre avec une précision suisse la chemise de Xavier, opérant après l’impact une dégoulinante mais gracieuse descente. Pour quelqu’un qui n’avait jamais lancé de pluma de sa vie, Lucile se trouva fort satisfaite d’elle-même. - Merci pour le saut en chute libre. Adieu Xavier. Lucile prit son manteau et s’enfuit en courant, suivie par les ballerines du Bolchoï. L’une d’entre elle se prit les pieds dans l’échelle près de la table voisine et chuta. L’échelle dégringola sur le couple de touristes allemand tandis qu’une odeur de roussi émanait des cuisines. C’était le cygne qui tournait lentement sur sa broche dans la rôtissoire de l’enfer. IV Une fois sortie du restaurant, Lucile s’arrêta dans la rue un instant pour reprendre son souffle. Elle était furibonde, haletante et choquée, les joues cramoisies par les flammes de l’enfer qu’elle venait de quitter. La spécialiste des yeux n’avait rien vu venir, car malgré les progrès de la science, l’amour est toujours amblyope. Au dehors, la nuit avait étendu son ciel de velours sur la ville et une pluie diaphane rafraîchissait maintenant la ruelle. Lucile respira profondément pour laisser entrer la sérénité nocturne dans ses poumons. Quand ses joues retrouvèrent une teinte plus pâle, le chagrin succéda à la colère et Lucile pensa alors que la pluie pourrait laver ses larmes. Elle allait se résoudre à laisser couler son cœur meurtri lorsqu’elle aperçut Rudolf Noureïev assis près de la porte du restaurant. Elle s’approcha, intriguée, et lui demanda : - Rudolf, mais qu’est-ce que vous faites là, dans votre habit de Casse-Noisette ? - C’est le chef pâtissier qui m’a réquisitionné en cuisine pour préparer des pralinés, mais vous savez, moi ce que je préfère, c’est danser… - Et vous faites ça très bien, lui répondit Lucile, qui essayait de reprendre consistance. - Oh… mais je vois qu’il vous faut un petit remontant ma Chère… Tenez, goûtez-moi ça ! dit Rudolf en tendant une boîte de chocolats à Lucile. J’en ai tout de même emporté quelques-uns… Lucile choisit un chocolat noir qui contenait une délicieuse feuilletine (ce qui bien sûr ne se voyait pas, mais qu’elle découvrit en le croquant). - Caramel ? - Au beurre salé ! - Mon préféré ! - Je le savais ! lui dit Rudolf. Lucile et Rudolf restèrent là un moment à déguster des chocolats en bavardant pendant des minutes ou des heures. - Ces chocolats sont un poème Rudolf et les partager avec vous est un réel plaisir. Lucile riait de bon cœur et ses yeux ne portaient plus la moindre trace de chagrin, on pouvait y retrouver leur pétillement habituel. - Vous pourriez vous reconvertir sans problème, ajouta-t-elle. - Merci ma Chère, j’y songerai…, répondit le danseur, mais pour le moment il se fait tard et je vais rentrer. Reprenez-en un pour la route, dit-il dans un clin d’œil, ces chocolats sont un peu spéciaux. - Merci, répondit Lucile. Bonne nuit Rudolf ! Mais Rudolf s’était déjà évanoui dans la nuit et Lucile rentra chez elle d’un pas léger en dégustant l’ultime chocolat de l’apprenti pâtissier. Arrivée dans son appartement, elle avait tout oublié. Pour la première fois depuis plus d’une semaine, Lucile s’endormit d’un sommeil noir et fondant, garni de rêves croustillants et légers comme une plume. Octobre 2012
Ce matin-là, Monsieur Domenge arrive chez son médecin, tenant dans ses mains, une grosse langue, en l’occurrence, la sienne. Le médecin repère immédiatement le motif de la consultation, mais a tout de même l’amabilité de lui poser l’habituelle question : - Monsieur Domenge. Bonjour ! Qu’est-ce qui vous arrive ? - Eh bien voilà, je ne sais plus quoi faire de ma langue, répond Monsieur Domenge. - Elle vous gêne ? - Enormément, tenez, regardez… Le médecin examine attentivement la langue de son patient qui frétille comme un poisson. - Ah oui, effectivement, elle a fourché. - Puisque je vous le dis… Le médecin note sur son ordinateur « langue gênante, d’aspect normal, taille inhabituelle, mais bonne souplesse ». - L’essentiel, c’est qu’elle reste souple. - Il ne manquerait plus qu’elle devienne raide… Non vraiment, une langue de bois, ça ne me conviendrait pas. - Parlez-lui ! Je pense qu’il s’agit d’un regrettable malentendu. - Pensez-donc, c’est une vraie langue de bœuf, têtue comme une mule. Effectivement à en juger de visu, la langue de Monsieur Domenge devait peser dans les deux kilos et n’avait pas l’air très accommodant. - Vous avez essayé de la retourner pour voir ? demande le médecin. - Sept fois et c’était peut-être une fois de trop, parce que, la dernière fois, j’ai bien cru qu’elle était morte. - Comment ça ? - Tout-à-coup, je me suis mis à parler latin. - Hum, je vois… Votre langue a besoin d’air. Vous devriez l’emmener en vacances. Vous connaissez la Turquie ? J’y suis allé l’été dernier et franchement, la Cappadoce, c’est magnifique. - Surtout pas ! Vous imaginez, si elle rencontrait quelqu’un là-bas… je ne veux pas d’une langue étrangère. - Eh bien alors, prêtez-la quelque temps à un ami, ou à votre voisine. - Ah non, elle deviendrait une vraie langue de vipère. Je préfère encore la donner au chat. - C’est un risque à prendre ! Mais réfléchissez-y tout de même, car sinon, vous devrez la garder et en assumer seul la charge. - C’est ce que j’essaie de faire. Tenez, depuis trois jours, j’essaie de me la mettre sur l’oreille, mais je trouve que ça fait mauvais genre. Ca me soulage un peu, mais les gens me regardent bizarrement. - Oh, à votre place, je la laisserais pendre élégamment, vous savez, une langue bien pendue, ça peut être utile. - Oui, mais parfois, je préfèrerais la garder dans ma poche… -Ecoutez, dit finalement le médecin. Dans un premier temps, je pense que vous devriez en tirer tous les avantages possibles. Qui sait, vous pourriez devenir célèbre ? - Vous voulez dire…euh, comme Jack Lang ? - Oui, voire comme Fritz Lang ! - Mmmh. - Bon, je vous revois dans un mois pour faire le point et nous déciderons alors ensemble s’il faut envisager un traitement. - D’accord Docteur, merci pour ces conseils ! - Je vous laisse voir avec ma secrétaire pour les honoraires. - Au revoir. - Au revoir, Monsieur Domenge. Monsieur Domenge se rend au secrétariat, où l’attend une charmante assistante. - Cela fait vingt-trois Zzeuro ss’il vous plaît. Monsieur Domenge tend l’oreille et son chèque. -Tenez. Je ne sais pas si on vous l’a déjà dit, mais…vous avez un petit cheveu sur la langue qui vous va à ravir ! - Merci, il paraît que cc’est cce qui fait mon charme. On raconte depuis que Monsieur Domenge s’est réconcilié avec sa langue, qu’il s’en sert de siège dans les files d’attente au supermarché, de parapluie en automne, d’écharpe en hiver, de GPS et de skate-board. Certains prétendent même qu’il l’aurait mise en viager, mais ce sont de mauvaises langues. Novembre 2011
à Ludivine Hervé Le Gall avait 11 ans lorsque sa famille décida de quitter la Bretagne pour s’installer en Haute-Savoie, aux confins du lac d’Annecy. Des plages sauvages, des récifs et des embruns, il avait gardé un doux souvenir sans nostalgie et c’est avec joie qu’il allait maintenant à la pêche dans les lacs et les rivières des alentours, lorsqu’il n’était pas sur les chantiers. Car Hervé était devenu plombier-chauffagiste et exerçait sa profession avec le grand sérieux des petits artisans. Il se levait le matin avec le sens du devoir et se couchait le soir avec le sentiment du travail bien fait. A 26 ans, il avait épousé Suzanne, fille d’exploitants agricoles locaux, qui gérait sa comptabilité et lui avait donné trois filles. L’aînée, Anne, avait le regard bleu comme l’océan qui bordait la terre de ses ancêtres paternels et mêlait gracieusement à cette douceur une chaleur sans égal. Elle parvenait à faire revenir le calme dans les tempêtes qui traversaient parfois la famille et à réconcilier ses oncles savoyards les plus opiniâtres ou ses amis les plus obstinés lors de leurs conversations qui viraient inéluctablement au débat passionné. La cadette, Claire, était aussi silencieuse que sa sœur était altruiste, car elle traversait les affres d’une adolescence tourmentée et n’ouvrait la bouche que pour émettre des réflexions philosophiques transcendantales ou fatalistes, c’était selon les jours. Alors que ses courbes hormonales jouaient aux montagnes russes, la jeune fille oscillait entre le monde rassurant et trop connu des enfants et l’horizon fascinant mais incertain des adultes. Ne parvenant pas toujours à se situer sur cette frontière instable, Claire se réfugiait souvent dans un silence monastique qui pouvait durer plusieurs jours. La benjamine, Aurore, était pétrie d’une pâte épaisse mais souple et dotée d’un tempérament pur et rieur comme l’eau des montagnes. Elle vivait dans la grâce de ses sept ans et demi, cet âge où la magie côtoie encore avec une évidente simplicité le quotidien. Dans son monde peuplé de princesses (parfois endormies) à la chevelure soyeuse, de châteaux à hautes tours, de licornes et d’autres créatures magiques, Aurore invitait ses amies pour des après-midis entiers interrompus de crêpes à la confiture maison. Elles partaient ensemble jouer dans les champs et les sentiers de la montagne avoisinante où elles rencontraient mille animaux. Il faut dire que dans le vrai monde, ce que Aurore préférait, c’était les animaux, et elle les connaissait tous ou presque, des okapis d’Afrique centrale aux pingouins du cercle polaire, en passant par les chevreuils de sa campagne. Ces derniers le lui rendaient d’ailleurs bien et ne se montraient guère farouches à son égard lorsqu’elle les approchait avec sa baguette magique au hasard d’une de ses longues promenades. Pour son huitième anniversaire, Aurore eut un souhait que tout le monde dans la famille avait attendu et redouté. Elle voulut un animal de compagnie. Son père Hervé n’aimait que les poissons avec du citron et sa sœur aînée avait déjà eu un chat, mais la pauvre bête avait connu une fin tragique sous le 4x4 du voisin. La cause était donc mal engagée, cependant Aurore, affichant son habituel caractère persévérant, commença à dresser au fil des jours la liste de tous les animaux qui pourraient vivre sous un climat continental et qu’elle pourrait accueillir à la maison. Elle voulait un compagnon petit, doux à caresser, sociable et qu’elle pourrait emmener en vacances. C’est ainsi qu’au bout de quatre semaines, elle opta pour… un hamster doré. « Mais, c’est complètement débile un hamster ! » s’écria Claire dans un subit élan verbal avant de replonger dans un silence de trois jours. Suzanne, la mère, était ravie d’avoir échappé au bichon maltais mais montra de sa mine fermée qu’elle était peu favorable au hamster. Elle gérait déjà la comptabilité de son mari et les affaires familiales d’une main de fer dont elle n’envisageait pas de plonger le gant de velours dans la cage d’un rongeur. Une fois de plus, ce fut Anne qui mit tout le monde d’accord, tel un diplomate chevronné. « Aurore a réellement un don avec les animaux. En plus, elle est très autonome pour son âge, alors ça lui fera une petite responsabilité… vous ne croyez pas ? ». Le père fut sensible à ces arguments et derrière sa moustache brune brillante, un sourire d’acquiescement se dessina. Un rayon de soleil passa sur les laminaires d’un fond marin. Le samedi suivant son anniversaire, Aurore entra telle une reine suivie de son cortège dans le rayon animalier de la jardinerie locale. On aurait dit que toutes les plantes s’étaient parées de leurs plus beaux atours pour l’occasion : les ficus affichaient un vert émeraude resplendissant qui répondait aux corolles multicolores des pétunias, les lys déversaient leur parfum enivrant sur la petite troupe qui se dirigeait lentement vers les aquariums et les cages des rongeurs. Après avoir contourné les chinchillas, Aurore se pencha avec une délicatesse noble sur l’une des boîtes en verre. « Mesocricetus auratus, sept Euro trente » chuchota-t-elle en déchiffrant l’étiquette qui résumait l’illustre pédigrée des occupants de la cage. Le cœur battant, Aurore procéda à une observation minutieuse de chaque animal, avec une précision que les étudiants en ethnologie mettent des années à acquérir. « Le petit beige, là, est bien trop fainéant, celui-ci a les yeux trop gros, celui-là a l’air nerveux, tiens, celui-là n’est pas mal et le marron à droite là… », elle s’interrompit car elle le vit. Il était vif, bien portant sous son pelage brillant et la regardait d’un air joueur. « Oh, regardez celui-là comme il est beau ! ». Sa mère et ses sœurs ne virent absolument aucune différence entre cet animal et les autres, mais elles opinèrent toutes de la tête en signe d’approbation. Claire se fendit d’un de ces commentaires spirituels dont elle avait le secret « De toutes façons, un hamster, c’est un hamster… » avant de retourner à son mutisme habituel. Aurore demanda à sa mère d’appeler un vendeur et une minute plus tard, un bras plongea dans la boîte en verre pour y saisir l’élu. « Est-ce que c’est un mâle ? » demanda Aurore. La main souleva l’élu et, de sa voix jeune et assurée, le vendeur déclara solennellement « Oui, c’est un mâle ! ». L’émotion était à son comble. Même Suzanne, la mère, eut un pincement au cœur. Elle leva les yeux vers les néons du magasin se revoyant huit ans plus tôt dans une salle d’accouchement. Ce hamster était le fils qu’elle n’avait pas eu. « On va l’appeler Berlingo » précisa Aurore. Berlingo le hamster fut placé dans une petite boîte en carton pour assurer son transport jusqu’à la maison. On lui acheta une magnifique cage à barreaux blancs, quelques accessoires, un sac de litière et suffisamment de friandises pour subsister à un siège. En quelques minutes, Berlingo le hamster était devenu un châtelain haut-savoyard. A la maison, le hamster fut installé dans un endroit stratégique du salon de façon à ce qu’il ne puisse rien manquer de l’activité familiale. Aurore dut se résoudre à laisser son petit compagnon tranquille quelques heures, le temps qu’il puisse s’acclimater à ce nouvel environnement. Berlingo s’activa comme une fourmi pour construire son nid et s’y enferma pendant toute la soirée. On ne l’entendit pas non plus pendant la nuit. Avant d’aller se coucher, Claire jeta un coup d’œil à travers les barreaux, mais elle ne vit rien et se renfrogna comme une vieille chouette. Le lendemain matin, tout le monde était sur le pont, mais le moussaillon à poils ne montrait toujours pas le bout de son nez. Tout à coup, on entendit un petit bruit. Aurore s’approcha et poussa un cri « Maman, il y a cinq petits Berlingo dans la cage ! ». Aurore reprit son calme légendaire et Berlingo fut immédiatement rebaptisé Berlinguette. Suzanne, la mère, fut consternée. Hervé, le père, était inquiet. « Mais qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? » Anne n’eut malheureusement pas le temps de trouver une solution diplomatique, car Berlinguette tua sans pitié ses quatre petits avant de se laisser mourir à son tour. Aurore était bouleversée : elle avait acquis un hamster la veille, en avait trouvé quatre autres à son réveil mais n’en avait déjà plus au petit-déjeuner. Le destin était cruel. Une pluie de larmes balaya la plage de Trescadec. Le soir du lundi suivant, après l’école, Aurore se fraya un chemin rapide entre les ficus et les pétunias de la jardinerie. Elle ne sentit pas le parfum des lys, car elle suivait en soufflant le pas pressé de sa mère qui avait deux mots à dire au « vendeur du samedi ». « Moi aussi, je sais vendre des hamsters, si c’est ça ! » ruminait-elle. L’incompétent fut sauvé du courroux maternel par une journée de RTT et ce fut son accorte collègue du lundi qui accueillit la plainte de Suzanne Le Gall avec une patience et une écoute telles que seule l’expérience peut forger. En guise de condoléances pour le faux-fils, le pseudo-frère, les petits-enfants et neveux prématurément décédés, Suzanne et Aurore entendirent « Je suis désolée, Madame… effectivement, mon collègue a commis une erreur. Il arrive parfois que les femelles hamster aient ce comportement avec leur portée lorsqu’elles sont trop stressées. Tiens, ma petite, tu vas choisir un autre hamster et nous allons vérifier ensemble qu’il s’agisse bien d’un mâle cette fois-ci ! » Le nouvel élu eut droit à un examen gynécologique relativement fouillé sous le regard attentif de trois femmes. En compensation de ce désagrément, il quitta la jardinerie dans une boîte en carton garnie de bonbons pour hamsters et personne n’en parla plus jamais. Aurore et sa mère rentrèrent rapidement à la maison pour retrouver le reste de la famille, qui les attendait avec impatience. Lorsqu’Aurore franchit le seuil du salon, elle s’exclama d’une voix forte et claire : « Mesdames et Messieurs, je vous présente Roméo, notre nouveau hamster ! ». La petite boîte en carton s’ouvrit près de l’entrée de la cage et Roméo s’engouffra dans sa nouvelle demeure, les abajoues pleines. Hervé, le père, s’approcha lentement de la cage et s’agenouilla pour regarder attentivement l’animal. Il était assez semblable au précédent… en moins gravide. C’est alors qu’il eut ces mots qui restèrent gravés dans la mémoire de chacun comme un moment fort de la vie de famille : « Roméo, promets-moi que nous n’aurons jamais à t’appeler Juliette ! ». Le hamster cligna des yeux, ce qui constitue comme chacun sait un signe de promesse éternelle chez les rongeurs, tout au moins, c’est ainsi qu’Aurore l’interpréta. Suzanne Le Gall se détendit, le fils prodigue était de retour. William Shakespeare sourit dans sa tombe. Roméo le bien nommé prit le temps de s’accoutumer à son nouveau logis et de faire connaissance avec tous les membres de la famille Le Gall. Il aimait la douce compagnie de Anne, appréciait le silence de Claire car il pouvait communiquer avec elle par télépathie, croquait avec joie les carottes de Suzanne et adorait jouer avec Aurore. Au bout d’une semaine, les appréhensions réciproques laissèrent la place à une franche camaraderie. Au bout d’un mois, Roméo et Aurore étaient devenus d’inséparables complices. S’en suivirent plusieurs années d’un bonheur sans faille. Le hamster allait et venait presque à sa guise dans la maison. Il passait avec Aurore de longs moments à courir, à grimper et à jouer en endossant tous les rôles que l’imagination de la fillette pouvait créer. Tantôt il était un bébé affamé dans sa poussette, tantôt il était un preux chevalier, qui buvait des potions aux propriétés surprenantes et chassait des dragons à trois têtes. Parfois, il était un espion à la solde de la Reine d’Angleterre, qui tirait habilement profit de sa petite taille pour déjouer des conflits mondiaux. Et le plus souvent, il devenait pour quelques heures l’élève d’une classe de CM2 que Mademoiselle Aurore Le Gall, jeune institutrice douée, essayait patiemment d’initier aux rudiments de la grammaire et de la géométrie. Un tâche difficile, car l’élève Roméo se montrait souvent dissipé et rêveur, ce qui lui valut quelques mauvaises appréciations à faire signer dans son cahier de correspondance. Une fois les tables de multiplications récitées, Aurore et Roméo pouvaient enfin profiter d’un moment de répit devant la télévision. Le temps passa ainsi doucement au fil des pages de publicité. Un saunier récoltait du sel de Guérande, au grand goût du large… L’année suivante, Aurore entra au collège, Anne quitta la maison pour entreprendre de brillantes études de droit international à Genève et Roméo vieillit. Il vieillit d’abord d’une vieillesse de hamster, c’est-à-dire qu’elle rongea son énergie. Roméo devint fatigable au point de ne plus pouvoir suivre les cours de science de la terre de la classe de sixième, mais restait suffisamment vaillant pour dévorer les carottes de Suzanne. Il vieillit ensuite d’une vieillesse délétère et perdit subitement l’appétit. C’était plus que Suzanne ne pouvait en supporter, qui allait manger la dernière carotte dorénavant ? Une cellule de crise fut immédiatement tenue en guise de réunion de famille, à l’issue de laquelle Hervé, le père, décida que Suzanne conduirait le malade chez un spécialiste, accompagnée de ses deux filles. Le choix du spécialiste se porta sur le Docteur Dupraz, un vétérinaire renommé, homme de contraste : Claire ne vit d’abord que ses cheveux noirs et brillants effleurer de leurs boucles le col de sa blouse blanche, mate et lisse. Aurore entendit résonner dans la poitrine de ce judoka grec une voix douce, presque caressante qui anesthésia sa crainte. Suzanne ne parvint pas à discerner ce qu’elle vit dans son regard chaleureux : une promesse de guérison ou un accompagnement à la mort. Roméo, quant à lui, ne vit rien du tout, mais subit une ponction dans l’estomac. L’intervention fut délicate et coûta trois fois plus cher que l’animal, comme le fit très justement remarquer Claire à son père au retour. Celui-ci connaissait suffisamment bien sa fille pour comprendre que son ironie n’était que la partie émergée de l’iceberg de sa tristesse. « Quand on aime, on ne compte pas avant la virgule », lui répondit-il. Malheureusement, ni les soins consciencieux du Docteur Dupraz, ni l’amour inconditionnel de la famille Le Gall ne suffirent à vaincre la maladie et Roméo mourut un jeudi de novembre. Aurore sombra alors dans une tristesse infinie en faisant connaissance intime avec la mort. Elle en avait bien entendu parler un jour lorsque son amie Sonia avait perdu sa grand-mère, mais cette fois-ci, c’était différent, car la mort avait frappé chez elle. La petite était inconsolable malgré le soutien et l’affection que toute la famille pouvait lui témoigner. Suzanne, la mère, reprit son rôle de gestionnaire et décida d’organiser les funérailles de l’animal à sa manière, persuadée d’adoucir ainsi le deuil de sa petite Aurore. « Mais, tu ne peux pas faire une chose pareille ! » lui répondit Claire lorsqu’elle lui fit part de son étrange idée. Mais la marée était déjà montée et un lourd manteau gris recouvrit la baie de la Baule ce soir-là. Le triste mois de novembre laissa la place à son confrère festif, le mois de décembre qui arriva cette année-là avec de petits flocons en guise de grelots. Les premières neiges poudrèrent d’abord les sapins et bientôt toute la campagne fut métamorphosée. Une telle blancheur chassa la sombre tristesse du jeune cœur d’Aurore, qui reprit goût à la vie et aux expéditions dans la montagne. A l’école, ses notes commencèrent à remonter et c’est avec une excitation non dissimulée qu’Aurore aida sa mère pour les préparatifs de Noël. On attendait les grands-parents pour les vacances et toute la famille se réjouissait à l’avance des moments de bonheur à venir. Toute la famille ou presque… En effet, Claire, qui avait pourtant retrouvé la parole au fil des années, affichait une mine contrite, comme soumise à un lourd et inavouable secret. A chaque fois qu’elle voyait Aurore ouvrir fébrilement une nouvelle fenêtre du calendrier de l’Avent, elle lui jetait des regards inquiets. Un compte-à-rebours bien différent avait commencé pour chacune et lorsque la fenêtre vingt-quatre fut ouverte et qu’Aurore croqua l’avant-dernier chocolat, Claire sentit son estomac faire un saut périlleux. Sa mère, qui s’affairait dans la cuisine avec la dinde, tenta bien de la rassurer : « Mais ne t’inquiète pas, voyons, je suis sûre que ça va lui faire plaisir ! ». Claire en doutait fortement, mais il était trop tard. « Allez, aide-moi un peu à recoudre cette dinde, je crois que j’ai mis trop de farce ». Anne, qui goûtait un pain d’épices dans le salon, vit Claire s’enfuir de la cuisine en courant. Elle réapparut peu avant le dîner, résignée de sa cause perdue et résolue à ne pas manquer un instant de la fête. On la vit joyeuse à table, cependant la grand-mère crut voir un instant son visage prendre le teint d’une carde de blette, lorsque la dinde atterrit gracieusement sur la table au milieu d’angelots dorés. Claire reprit contenance et félicita sa mère pour « ce si beau dîner », lequel se poursuivit tard dans la nuit et dans la liesse familiale. Le lendemain matin, le petit Jésus était né. Aurore bondit de son lit pour se précipiter vers le salon, et c’est elle qui arriva la première au pied du sapin. Elle plaça Jésus dans sa crèche sous le regard attendri du bœuf en porcelaine et fut bientôt rejointe par le reste de la famille. Chacun contemplait le sapin et essayait de trouver parmi les boîtes colorées les cadeaux qui lui étaient destinés. Aurore était comblée : elle avait déjà reçu le CD qu’elle attendait, le livre qu’elle espérait, un jeu de société et des cadeaux personnalisés très touchants. Elle saisit alors son dernier cadeau, une boîte rose avec un joli nœud. Claire jeta à sa mère un dernier regard paniqué et retint son souffle, mais Suzanne ne cilla pas et encouragea la jeune Aurore d’un suave « Ce cadeau-là, je l’ai fait faire spécialement pour toi, ma chérie ! ». Aurore ouvrit la boîte sous le regard curieux de toute la famille. Et c’est alors que même la grand-mère qui était sourde entendit le cri d’Aurore. Un cri dans lequel Suzanne, qui y cherchait de la joie, ne trouva que de l’effroi. « Mais, qu’est-ce que c’est que ça ? » s’écria le grand-père. C’était Roméo, le hamster, partiellement ressuscité, totalement empaillé. « J’ai pensé, que comme ça, tu pourrais toujours l’avoir avec toi » s’expliqua Suzanne, fine psychologue. Claire prit Aurore dans ses bras pour la consoler de cette vision d’horreur et éviter qu’une plaie trop sensible ne se rouvre dans son cœur. « Je pense que le taxidermiste n’a jamais vu de hamster » déclara Hervé, le père. Et il avait raison : le pauvre artisan, sur demande expresse de Madame Le Gall, avait pour la première fois de sa carrière naturalisé un hamster. Voulant faire de son mieux, il avait tant gonflé et tiré l’animal, que Roméo ressemblait dans sa deuxième vie à un cochon d’inde ayant gobé une orange. Une pose victorieuse dans un décor de fruits secs parachevait le tout. « Pauvre Aurore » répétait Anne, comme pour se convaincre elle-même de ce qu’elle voyait. La grand-mère qui avait tout compris avec les sens qui lui restaient dit à sa belle-fille : « Au fait, Suzanne, Claire avait raison, ta dinde était délicieuse, mais l’année prochaine, on pourrait essayer des fruits de mers ». La récolte des moules de Bouchot fut exceptionnelle l’année suivante à Penestin. Septembre 2011
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